à % COLLOQUE SUR LES ETHNIES FRANCOPHONES CREOLE ET FRANÇAIS AUX ANTILLES Par Albert VALDMAN Indiana University, Bloomington 0. 0. Introduction L'on se propose ici de décrire la situation actuelle du français et des dialectes créoles aux Antilles, de faire l'état présent des recherches dans ce domaine et d'exposer de façon détaillée les problèmes intéressants la linguistique structurale et la sociolinguistique que suscite la coexistence du français et du créole dans le pays antillais où ces deux langues connaissent le plus grand nombres de locuteurs et où leurs relations sont les plus enchevêtrées, la République d'Haïti. Puisque cet exposé se situe à l'intérieur d'un colloque consacré au français hors de France, on laissera de côté la situation linguistique en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane française. Par ailleurs, le terme "créole" est employé dans son sens technique (une langue répondant à certaines caractéristiques typologiques et ayant subi un développement spécifique) ainsi que dans le sens restreint qu'on lui donne en France : "langue créole dont le lexique du moins est issu du français et qui est répandu dans les anciennes colonies françaises où régnait le système des grandes plantations". L I N G D 099 0000632 C. AS - 2 - 1, 1, Distribution et variation du créole aux Antilles Du point de vue politique et géographique les territoires antillais où l'on retrouve le créole s'organisent en trois groupes bien définis : 1. Sud-ouest de L'état de la Louisiane U.S.A? Le créole, dénommé français nègre (Negro-French) par les habitants de la région, est en nette régression devant l'anglais et n'est parlé que par un petit nombre de Noirs notamment dans la paroisse de Saint-Martin. Toutefois le créole était souvent usité par les Blancs d'origine et de langue acadienne (Cajuns) habitant les régions où se pratiquait la culture intensive en grande plantation dans leurs rapports avec les Noirs. On retrouve même aujourd'hui dans d'anciens centres commerciaux tels que Lafayette et Pont-Breaux (Breaux Bridge) des Cajuns capables de comprendre le créole et d'amorcer une conversation en cette langue sans la confondre avec leur propre idiome et sans tomber dans l'emploi d'un petit-nègre. Le dialecte louisianais du créole se rapproche beaucoup de celui de la Guyane française et de celui des îles de l'Océan Indien (Réunion, Maurice, Seychelle) par sa nature conservatrice. On y retrouve notamment la différentiation de formes pré-posées et post¬ posées des pronoms 1ère et 2ème personne singulier (m£ vs. mouen /mwe/ ; to vs. toua) et l'emploi de ces formes pronominales pré-posôes-ainsi que de j30 (3ème personne singulier) pour le déterminant possessif; dans les autres dialectes ces pronoms ne sont représentés que par un seul morphème, qui sert de déterminant possessif lorsqu'il est post-posé au nom. Quand au Cajun, il est parlé par un groupe estimé à 400.000 personnes dans une dizaine de paroisses de la rive droite du Mississipi dont le centre commercial et culturel est la ville de Lafayette. Le Cajun varie selon la localité surtout sur le plan lexical et phonolcqique mais ses variétés locales sont toutes caractérisées par des traits phonologiques et grammaticaux qui le situe à mi-chemin entre le français standard et le créole. Par exemple le Cajun et le créole partagent la nasalisation automatique des voyelles précédant toute consonne nasales, ainsi : (kan) canne, (lwizjan) Louisiane. Bien qu'en Cajun le verbe ne soit pas réduit à un seul thème qualifié par des particules pré-posées comme il l'est en créole, il a subi une réduction sensible, à tel point qu'une seule forme suffise pour former le présent de l'indicatif : j_e ou moué mange, tu ou toué mange, _i mange, _è mange, on mange, vous zotes mange, eux zotes ou ça mange. On constate aussi la fusion des formes masculines et féminines des adjectives en général au profit du masculin, ceci accompagné aussi par la perte des pronoms féminins, par exemple, l'eau i était profond (l'on sait qu'en créole la distinction masculin/ féminin a bel et bien disparu dans tout le système nominal). Comme le créole, le Cajun recule constamment devant l'anglais car, ancien idiome de paysans et de pêcheurs, son lexique, qui ne s'est point renouvellé, ne se prête nullement à la civilisation urbaine améri¬ caine. Il est aussi menacé par l'intrusion du français "grammatical" diffusé dès le milieu du dix-neuvième siècle par des tuteurs francophones itinérants résidant chez les grands propriétaires terriens et les bourgeois aisés. Jusqu'à ces derniers temps le Cajun était méprisé des Anglo- Américains ainsi que des Acadiens pour lesquels il constituait un lourd handicap socio-économique. Ainsi son emploi était-il — et est toujours d'ailleurs —légalement proscrit des programmes scolaires. Ce n'est que récemment que se manifeste de la part de l'élite acadienne une prise de conscience de son ethnicité qui, si elle ne pourra sans doute pas freiner la régression du Cajun, devrait favoriser l'apprentissage du français standard de la part des nouvelles générations acadiennes. En ce qui concerne le créole, il est évident que dores et déjà il n'a, en Louisiane, qu'un intérêt historique et philologique. 2. Antilles Britanniques. Dans les dépendances britanniques de la Dominique, de la Sainte-Lucie, de la Grenade, de la Saint-Vincent et à la Trinidad, aujourd'hui indépendante, est parlé un dialecte créole fort homogène semblable à celui des Antilles Françaises. Excepté à la Dominique et à la Sainte-Lucie le créole disparaît rapidement devant l'anglais antillais, variante en partie créolisée de l'anglais. A la Trinidad le créole était l'ancienne lingua franca de l'île et a été adopté par les ouvriers agricoles recrutés dans diverses parties de l'Inde après l'émancipation pour remplacer les esclaves dans les grandes plantations sucrières ainsi que par des émigrés hispanophones en provenance du Vénézuéla. Aujourd'hui, le créole n'est parlé que par plusieurs milliers de paysans dans des régions accidentées du centre et du nord de l'île. Toutefois on rencontre encore dans la capitale, Port d'Espagne, des Noirs des couches prolétariennes parlant l'ancienne lingua franca sous une forme fortement anglicisée. Et l'anglais parlé par l'élite du pays est marqué par l'emprunt de vocables créoles tels que komès 'esclandre', zami ' lesbienne cheveux tak-tak 'cheveux crépu' . A la Dominique et à la Sainte-Lucie le créole est parlé par la quasi totalité de la population (environ 150.00 pour les deux îles). A la Sainte-Lucie, par exemple, d'après le recensement de 1946, seulement .02 pour cent de la po pulation ne parle que la langue officielle, l'anglais; plus de 40 pour cent des Saint-Luciens, dont neuf pour cent dans la capitale, Castries, sont créolisants pur. Toutefois les autorités et l'élite manifestent une grande hostilité envers le patois (terme qui dénomme le créole dans toutes les petites Antilles britanniques. Le créole est strictement interdit à l'école - 6 - où les deux—tiers des maîtres sont issus de la classe dirigeante britannique locale. Jusqu'à récente date les infractions à cette interdiction était souvent punis de bastonnade. Il n'est pas rare d'entendre un membre de l'élite nier toute connaissance du créole bien que cette même personne recouvre une aisance parfaite dans l'idiome méprisé lorsqu'il sSagit de solliciter le suffrage des couches populaires créolisantes eu de marchander avec une revendeuse. Dans les tribunaux la Couronne met un interprète à la disposition des créolisants mais il n'est pas rare que ceux-ci refusent ce service par peur de dévoiler leur ignorance de la langue officielle. Le français standard n'est parlé que dans le sein des quelques grandes familles blanches descendant des premiers colons français mais il jouit d'un grand prestige auprès de l'élite, à tel point, que le ministre actuel de l'éducation envisagerait d'éradiquer le créole en lui substituant le "français de France". D'après lui cette langue, diffusée par les écoles à même titre que l'anglais permettrait aux Saint-Luciens de mieux communiquer avec leurs voisins de la Martinique. Outre qu'elle est totalement irréaliste étant donné les ressources financière limitées de l'île, cette solution néglige le fait que les parlers vernaculaires des Saint-Luciens et des Martiniquais sont parfaitement mutuellement intelligibles. Du point de vue linguistique le créole des Petites Antilles se distingue des autres dialectes antillais ainsi que de celui des îles de l'Océan Indien par la forme et la valeur conceptuelle de certaines des particules pré-verbales. Le verbe créole est en princi¬ pe à thème unique et les indications aspectuelles, temporelles et modales s'expriment par une série de trois particules pré-verbales comme suit : Continuatif Passé Prospectif (futur) Louisiane apé té ava Haiti apé té ava Petites Antilles ka té ke Les particules représentées par apé et ava sont caractérisées par une variation morphophonologique et dialectale dont il ne sera fait état ici. Ce qui est intéressant, par contre, c'est que la particule apé a une valeur durative et prospective s'opposant à une valeur ponctuelle et itérative représentées par la forme zéro tandis que ka a une valeur durative et habituelle, la forme zéro ne signalant que l'aspect ponctuel. Ainsi en Créole Haïtien M ap man.jé signifie 'je suis en train de manger ou 'je vais (bientôt) manger' et Mouen manjé signifie 'je mange (à ce moment-ci)' ou '(d'habitude) je mange'. En créole de la Saint-Lucie Mouen ka manjé signifie 'je suis en train de manger' et '(d'habitude) je mange' tandis que Mouen manjé signifie 'je mange (à ce moment-ci)'. 3. Haïti. C'est en Haïti que se trouvent les neuf-dixième des créoli- sants du monde entier et c'est dans ce pays que les relations entre le français et le créole sont les plus complexes et les plus intéres¬ santes. A l'intérieur de l'Hexagone on se représente souvent Haïti comme le plus fidèle des pays francophones. Or, s'il est vrai que les intellectuels haïtiens ont toujours été attachés à la culture française leur pays n'est nullement francophone—bien de là. Sur les quelques - 8 - 4,500,000"'" habitants actuels, seulement un dixième au grand maximum s'expriment couramment en français. La masse propondérante de la population est créolisante et monolingue. D'ailleurs il serait inexact de qualifier l'élite et les niveaux intermédiaires urbains d'Haïti de bilingue. Haïti est en fait un pays diglossique. Est diglossique toute communauté linguistique dans laquelle à coté de la langue vernaoulaire existe une autre langue apparentée à celle-ci mais dont la structure est plus complexe et que l'on retrouve servant de langue vernaculaire à une Période antérieure ou dans une autre communauté linguistique. Cette deuxième langue, que l'on nommera langue dominante, est seule estimée propre à la littérature, aux besoins de l'instruction et aux fonctions administratives. La diglossie que l'on retrouve en Haïti a de particulier le fait que les deux langues en présence, le créole et le français, bien qu'apparentées du point de vue lexical divergent considérablement l'une de l'autre du point de vue de leur structure et sont mutuellement inintelligibles. Et ce qui est particulièrement significatif, la langue vernaculaire est issu de la langue dominante— ou du moins d'une langue généalogiquement apparentée à celle-ci par le processus de la pidginization et de la créolization sous les conditions sociolin- guistiques fort spéciales de la traite des esclaves et de la planto- cracie coloniale de la période mercantile. 1 Le dernier recensement officiel d'Haïti effectué en 1949 porte la population du pays à environ 3.000.000. La projection démogra¬ phique sérieuse la plus récente estime la population de 1965 à 4.500.000-4,750.000, cf. Jacques Saint-Surin, Indices démographiques et perspectives de la population d'Haïti de 1950 _à 1980 , Port-au-Prince, 1962. 9 - Pour les Haïtiens capables de se servir des deux langues, chacune recouvré un domaine bien défini par rapport à deux paires de variantes sociolinguistiques qui s'entrecroisent î les situations publiques opposées aux situations formelles, d'une part, et les situations formelles opposées aux situations familières, de l'autre. Ainsi le français s'emploie presque exclusivement pour toutes les fonctions administratives et légales, dans l'enseignement et dans le haut commerce. Le Haïtien bilingue se sert du créole pour communiquer avec les créolisants purs de la campagne ainsi que de la ville; pour la conversation soignée avec ses pairs il emploie de préférence le français mais par contre, il se sert plutôt du créole dans la conversation familière. Le choix du français ou du créole dans les situations publiques-familières (certains programmes radiodiffusés, sermons, commerce) et dans les situations privées-formelles (réceptions, conversations formelles) correspond sans doute à l'emploi du style soutenu ou du style familier respectivement delà part des français cultivés de la métropole. On note aujourd'hui en Haïti une avance continue de la langue vernaculaire dans les situations où les deux langues peuvent alterner, et l'on peut se hasarder à prédire que la situation actuelle où le monolinguisme des masses existe cote-à-ccte avec la diglossie de l'élite cédera la place à un bilinguisme où le créole des masses urbaines de Port-au-Prince enrichi par son contact avec le français coexistera avec celui-ci sans toutefois lui exproprier son rôle de langue dominante. Il est évident que le créole ne pourra jouer ce rôle que s'il a atteint un certain prestige qui ne lui sera conféré que lorsqu'il aura bénéficié d'une certaine standardisation et lorsqu'il sera doté d'une orthographe stable. - 10 - 2. 2. Etat présent des recherches descriptives créoles Avant de procéder à une description sommaire du français d'Haïti et des variations que présente le créole haïtien et d'aborder la discussion des relations entre ces deux langues ainsi que de leur avenir en Haïti, faisons l'état présent des recherches descriptives dans le domaine du créole antillais. L'année prochaine marquera le centenaire de la parution à Port d'Espagne, Trinidad, de la première grammaire complète d'un parler créole. Theory and Practice of Creole Grammar dont l'auteur John Jacob Thomas était fils d'esclaves affranchis. La grammaire de Thomas, comme les descriptions des dialectes de la Réunion, de l'Ile Maurice, de la Martinique, de la Guyane, et de la Louisiane publiées par des dilettantes bien intentionnés dans les quinze années qui suivirent, est assez naïve mais, bien qu'elle n'apporte que des renseignements peu précis sur la phonologie, elle livre au lecteur patient et doté d'une certaine connaissance du créole, des précisions correctes et utiles sur sa structure grammaticale. Et c'est d'ailleurs la seule description globale du créole de la Trinidad qui existe. Il faudra attendre cinquante ans avant que ne paraissent une nouvelle séries d'études descriptives, la Philologie Créole de 2 C. Baissac, Etude sur le patois créole mauricien (Nancy, 1880); V. Pocard, Bu Patois Créole de l'île Bourbon (St. Denis( (Réunion) ), 1885); A. Portier, 'The French Language of Louisiana and the Negro-French Dialect', PMLA, 1 (1884-5)5 A. Saint-Quentin, Introduction à l'histoire de Cayenne (Antibes, 1872); J. Turiault, Etude sur le langage créole de la Martinique (Brest, 1874)• - II - Jules Paine et le Créole Haïtien de Suzanne Comhaire-Sylvain, toutes les deux oeuvres de lettres haïtiens décrivant leur propre idiome. L'ouvrage de Paine ne se fait remarquer que par la théorie sur la genèse du créole qui y est lancée; du point de vue purement descriptif il ne va guère au delà des traités élaborés au dix-neuvième siècle. La description de Comhaire-Sylvain, par contre, est de son siècle car elle fait emploi de la transcription phonétique (IPA) pour noter les formes et décrit le système phonclogique de manière parfaitement adéquate. Mais pas plus que Paine, Comhaire-Sylvain ne se libère du souci philologique et l'exactitude et l'ampleur de sa description souffrent de son constant effort de relier telle ou telle forme ou tournure syntaxique du créole à telle ou telle forme ou tournure romane ou africaine. Ce n'est qu'en 1953 que paraît la première description rigoureusement descriptive et synchronique d'un dialecte créole, la Haitian Créole du romaniste et créoliste américain, Robert A. Hall Jr. Hall adopte en grande partie l'analyse phonologique de Comhaire- Sylvain tout en y apportant une documentation phonétique plus minutieuse et en la situant dans le cadre d'une phonologie structurale. Il traite des alternances morphophonologiques dont le créole Haïtien est richement doté et nounicrt la syntaxe à une classification,détaillée. Précisément parce qu'elle se veut rigoureusement taxinomique la grammaire de Hall laisse tant soit peu à désirer. D'abord, elle soumet un corpus de textes créoles donné à une analyse poussée qui ne permet pas toutefois d'engendrer toutes les phrases grammaticales de la langue. Elle est donc difficile d'accès au non-spécialiste qui - 12 - la consulterait en vue de l'apprentissage du créole. Le non-spécialiste serait peut-être mieux servie par les traités élaboré par les dilettantes du dix-neuvième siècle qui se proposaient des buts essentiellement pédagogiques. Le linguiste à orientation générative-transformationnelle reprocherait aussi à Hall son attachement à la description des faits linguistiques observables aux dépends d'une analyse des phénomènes sous-jacents, qui sont toujours plus révélateurs. Nous illustrerons cette différence de point de vue en nous référant à l'analyse du déterminant défini que Hall traite précisément en abandonnant la procédure taxinomique. Une description taxinomique aurait tout simplement énuméré les fermes phoniques sous lesquelles se manifestent le déterminant défini s -la après consonne orale (e.g. pitit-la 'L'enfant', -ji après voyelle orale (e.g. roua-a 'le roi'), -nan après consonne nasale (e.g. machin-nan 'la machine'), -an après voyelle nasale (e.g. chen-an 'le chien'). Hall va au delà d'une simple énumération en proposant une forme abstraite _lâ. qu'une série de trois règles générales, c'est à dire qui s'appliquent à d'autres formes du créole, qui engendrent les formes phoniques observables dans le contexte phonologique approprié. Sur le plan syntaxique une analyse reliant des phrases superficiellement différentes résulterait en une série de règles cohérentès que l'on pourrait plus facilement exposer sous la forme de grammaire pédagogique que de simples listes ou de formules taxino- miques. Par exemple, considérons l'un des traits syntaxiques les plus caractéristiques du créole, la réduplication anticipatoire. En créole l'emphase se manifeste souvent par la reduplication et la pr position du prédicat : (1) Fini m fini manjé. 'Je viens juste de finir de manger. (2) Sé manjé 1 ap manjé; 'Qu'est-ce qu'il mange !' (3) Ala bel li bel. 'Comme elle est belle !' Evidemment les phrases (1) à (3) sont à rapprocher des phrases telles que (4) et(5) : (4) Li manjé manjé. 'Il a mangé et mangé.' (5) Li bèl bel. 'Elle est très belle !' Peur mettre ce rapprochement en évidence il est nécessaire de supposer qu'une phrase telle que (6) est, à la base des phrases (1) à (5): (6) Li manjé. 'Elle mange.' Pour dériver (4) et (5) de (1) il faut d'abord appliquer une règle qui redouble l'élément central du prédicat car l'on notera que dans (2) la particule continuative a£ n'est pas redoublée. Après la règle de duplication l'on obtient : (7) Li manjé manjé. et (8) L ap manjé manjé. Une deuxième règle imbrique la phrase contenant l'élément redoublé dans une phrase dominée par un élément verbal tel que sé_ ou ala: (9) Sé (l ap manjé manjé). E nfin une troisième règle transporte l'élément redoublé dans la proposition principale s (2) Sé manjé (l ap manjé). ou (3) Ala bel (li bèl) . Ce qui fait particulièrement défaut dans les études créoles est un dictionnaire descriptif et étymologique comparable au Dictionary of Jamaican English donnant pour chaque mot des précisions sur la prononciation, la définition suivie d'un large choix d'exemples, la première attestation ou l'origine géographique, et 1'étymologie. La Philologie Créole de Paine contient une glossaire étymologique d'environ 1500 mots qui, outre la provenance du mot, apporte des précisions sur le sens et l'emploi et donne aussi quelques exemples. Mais comme les mots apparaissent sous une orthographe étymologique, leur prononciation n'est notée que d'une manière approximative. L'ouvrage de Hall est accompagné d'un lexique créole-anglais et anglais -créole d'environ 3500 mots qui ne donne pour chaque mot créole qu'une transcription phonétique et un équivalent anglais. Elodie Jourdain a préparé un dictionnaire du Créole de la Martinique organisé en champs sémantiques, ce qui rend la recherche d'un mot donné malaisée Le meilleur point de départ pour un dictionnaire du créole antillais serait sans doute le Lexique du patois créole d'Haïti contenant environ 7.000 mots qu'a recueilli Pradel Pompilus. Pour chaque mot, Pompilus donne une transcription phonétique, les variantes phonologique la catégorie grammaticale, et une définition en français si le mot n'a par: d' équivalent français ou si son sens diffère radicalement de l'équivalent français. 3. Le français d'Haïti Comment le français standard parlé par l'élite diglossique haïtienne diffère-t-il de celui de la métropole ? Grâce à la descrip¬ tion compétente de Pradel Pompilus (La langue française en Haïti), nous avons des données sûres et précises sur cette variété régionale du français standard. Du point de vue phonologique, le français haïtien diffère peu de celui qu'emploient les provinciaux cultivés de la Métropole. On note en particulier ; (l) une réalisation vélaire plutôt que pharyngale du /r/, avec une nette lahialisation devant voyelle arrondie et une faible rticulation en position post-vocalique; (2) l'absence presque totale d'opposition entre les voyelles mi-fermées et mi-ouvertes (/é/vs. /è/ ; /j$/vs. /oe/; /ô/vs /c/ ), qui comme dans les variétés méridionales de la Métropole sont plus ou moins en dis¬ tribution complémentaire; (3) la fusion des deux _a en un seul phonème central; (4) des différences do timbres acoustiques des voyelles nasales, en particulier /e/ qui est plusaigu, sans qu'il y ai toutefois fusion entre /'e/ et /de/ ; (5) un plus grand maintien des e muets et des consonnes de liaison. Le lexique du français d'Haïti est enrichi d'un gran nombre de mots provenant du créole pour dénoter la faune et flore locale ainsi que les coutumes et croyances locales (surtout les termes se référant au culte vaudou) et d'emprunts à l'anglais, e.g. gadger 'jauger', job 'emploi'. C'est sur le plan syntaxique que le français d'Haïti se ressent de l'influence du créole. Les effets les plus marqués et significatifs du transfert d'habitudes linguistiques créole, qui va en augmentant au fur et à mesure que décroit le contact avec le français de la part du locuteur, sont la fusion de catégories grammaticales et la réduction des dépendances et accords grammaticaux: pour la troisième personne du singulier il y a confusion entre les pronoms d'objet direct et indirect (e.g. _I_1 jjL pardonne pour II lui pardonne) ; les contraintes de séquence de temps ne sont pas observées (e.g. _I1_ m'avait dit ç[u'il viendrait) . A l'oreille des Métropolitains le français des Haïtiens peut paraître parfois guindé. Ceci s'explique par la diglossie à l'intérieur de laquelle comme il a été indiqué plus haut, le créole assume la fonction du style familier ou argotique des Français cultivés de la Métropole. Là où le Parisien cultivé ferait tomber un /r/ ou un /l/ post-consonantique (la tab', un lit' de lait) ou se servirait d'une forme dite populaire telle que c'te mec, le Haïtien de même niveau sociologique se sert du créole et ceci même 'l'intérieur de la même phrase, par exemple, "alors il se mît à tempêter jusqu'à ce que ou ouvri pot la ba-li" '...jusqu'à ce que vous lui ouvriez la porte' ou "Robert ne fais pas cela ou ouè gen moun" 1 ... tu vois qu'il y a des gens (clients)'.